La vie en groupe
La diversité des lémuriens de Madagascar est impressionnante. De ce point de vue, les espèces les plus intéressantes – et celles que nous connaissons le mieux — sont celles qui ont occupé la même niche écologique que les singes. Comme eux, ces lémuriens vivent en groupes et sont diurnes. Mais, il n’en existe pas moins d’importantes différences entre ces groupes de lémuriens et ceux de leurs cousins, les singes, et celles-ci sont révélatrices de la manière dont l’évolution s’est effectuée à Madagascar.
Les lémuriens, dont les modes de vie ressemblent le plus à ceux des singes, sont les makis catta et les sifakas. Mais même chez ces espèces, le passage d’une vie nocturne à une vie diurne n’est pas complet, et elles sont encore actives la nuit. On dit de ces espèces qu’elles sont « cathémérales ». Ce mode de vie présente certains avantages. Ainsi, ces lémuriens se nourrissent mieux que les espèces nocturnes puisqu’il est plus facile de trouver — et de voir — de la nourriture en plein jour. Ils n’ont pas non plus à se dépêcher de se nourrir avant la tombée de la nuit, comme les espèces strictement diurnes. Mais, l’activité diurne a aussi des désavantages, le plus grand étant le risque d’être vu par les prédateurs. La plupart des espèces cathémérales vivent donc en groupes permanents afin de mieux détecter leurs ennemis, et se déplacent avec leurs petits pour ne pas les laisser seuls en plein jour.
Le aye-aye, qui se nourrit de larves, localise ses proies en tapant sur les souches avec ses longs médius puis en écoutant la réponse.
Avec sa fourrure noire ébouriffée, ses oreilles de chauve-souris et ses longues dents de devant qui dépassent, le aye-aye n’est pas de toute beauté. C’est pourtant le plus grand des prosimiens nocturnes, et celui qui montre le plus de facultés d’adaptation. Il ne possède que 18 dents contre 32 ou 36 pour les autres prosimiens. En plus de ses grandes dents de devant semblables à celles des rats, le aye-aye n’a que quatre molaires de chaque côté de la mâchoire supérieure et trois de chaque côté de la mâchoire inférieure. Mais, le aye-aye a d’autres caractéristiques étranges : son médius est très allongé et très fin, ressemblant à une brindille desséchée, et tous ses doigts sont munis de griffes, excepté ses gros orteils qui sont dotés d’ongles.
C’est avec ces attributs particuliers qu’il se procure les fruits et les larves d’insectes qui sont ses mets favoris. Les grandes incisives coupent la peau des fruits et peuvent aussi percer l’écorce des noix de coco. Une fois le fruit ouvert, le aye-aye emploie son long doigt pour en extraire la délicieuse pulpe. Ce même doigt l’aide également à attraper les larves d’insectes. Avec ses grandes oreilles et son ouïe fine, le aye-aye parvient à entendre le mouvement des larves creusant sous l’écorce des branches mortes. Lorsqu’il entend une larve, il ouvre l’écorce avec ses longues dents de devant et ramasse sa prise avec son médius. En ce sens, le aye-aye est arrivé à occuper la niche écologique prise par les piverts sur le continent africain.
À première vue, les groupes sociaux des lémuriens ressemblent à ceux des singes, mais un examen plus approfondi révèle d’étranges différences. Par exemple, les groupes de lémuriens comprennent autant de mâles que de femelles et, dans la plupart des cas, les femelles dominent les mâles. C’est presque la situation inverse pour les singes chez lesquels les femelles sont deux fois plus nombreuses que les mâles, mais ne sont jamais dominantes. Les lémuriens mâles et femelles sont quasiment de la même taille, tandis que les singes mâles sont souvent deux fois plus grands que les femelles. Enfin, les groupes de lémuriens tendent à être restreints, avec une moyenne de vingt membres, tandis que les troupes de singes peuvent compter une centaine d’individus. Pourquoi de telles différences entre les lémuriens et les singes d’Afrique occupant des niches écologiques semblables, alors que les mêmes règles auraient dû s’appliquer à tous ?
Extinctions et opportunités
Pour répondre à cette question, il faut retourner environ 2000 ans en arrière. Il y avait alors à Madagascar beaucoup plus d’espèces de lémuriens et plus de grands oiseaux de proie diurnes. La compétition avec les lémuriens géants d’alors réduisit l’espace disponible pour les ancêtres des makis catta et des sifakas, et le risque d’être attrapés par les gros oiseaux de proie diurnes les contraignit à être actifs la nuit.
Avec l’arrivée des humains à Madagascar et la vague d’extinctions qui s’ensuivit, le monde diurne redevint habitable. Les plus petits lémuriens s’y engouffrèrent et adoptèrent les régimes et les comportements qu’ils ont aujourd’hui. La disparition des grands oiseaux de proie leur permit de s’aventurer à la lumière du jour et d’exploiter les ressources nourricières auxquelles ils avaient enfin libre accès du fait de l’extinction des lémuriens géants. Mais, tout n’était pas parfait, car il restait encore à éviter les prédateurs terrestres, et c’est pour s’en défendre qu’ils commencèrent à se regrouper. Les ancêtres des makis catta et des sifakas vécurent d’abord en couples, puis ces derniers unirent leurs forces pour former des groupes comportant autant de mâles et que de femelles.
Vestiges du passé
La vie diurne et la vie en groupe étant des événements récents dans l’évolution des lémuriens, ceux-ci n’ont pas encore eu le temps de s’adapter pleinement à leur nouvelle niche écologique, et leur comportement social recèle toujours des vestiges du passé. Ainsi, la tendance des mâles et des femelles à former des couples est très proche du comportement des phaners à fourche nocturnes ; de même, le fait que les femelles soient dominantes pour la recherche de la nourriture est un trait commun aux espèces nocturnes.
Dans quelques milliers d’années, les descendants de ces lémuriens auront peut-être un comportement mieux adapté à leur niche écologique diurne. Toutefois, certains traits pourraient demeurer : les difficultés que les femelles doivent affronter pour assurer la reproduction dans l’environnement très dur de Madagascar risque de faire perdurer la domination des femelles et la petite taille des mâles, ce qui pourrait signifier que les groupes sociaux formés par les lémuriens resteraient uniques au monde. Pour l’instant, nous ne pouvons présager de leur évolution, et c’est là un autre des mystères écologiques de Madagascar. Mais, la vraie question aujourd’hui ne concerne pas tant l’avenir social de ces lémuriens que leur survie, qui est véritablement en cause.