Plages de sable : la vie sous nos pieds
A marée basse, une plage de sable est en apparence une étendue désolée, surtout en hiver. En réalité, elle abrite une multitude d’espèces, enfouies dans le sable et occupant chacune une niche écologique bien spécialisée.
Il est un mammifère célèbre pour ses migrations saisonnières vers les plages. Lors de ces déplacements, les adultes sont accompagnés de leur progéniture. À l’arrivée, toute augmentation du rayonnement solaire les pousse à ôter diverses couches d’isolation thermique et à se précipiter dans l’eau. Cette espèce, c’est l’Homo sapiens et, sur les sites de migration les plus populaires, il n’est pas rare de voir des milliers d’humains déferler sur le sable chaque jour. Ce sol qu’ils piétinent cache un monde dont ils ignorent tout, un monde d’animaux arénicoles (ou « sabulicoles », c’est-à-dire qui vivent dans le sable).
Les signes de vie d’une bonne part de cette faune invisible sont en surface. Les tortillons de sable des arénicoles, ou « vers pêcheurs », signalent l’entrée de leurs tubes souterrains ; de petits trous indiquent où les couteaux se sont enfoncés et des creux en forme d’étoile marquent le sommet des entonnoirs des spatangues, ces oursins en forme de cœur. Saillant au-dessus du sol, on trouve les sommets irréguliers des tubes de « maçons des sables », ressemblant à des brosses de peinture malmenées, et parfois les tubes en forme de paille d’autres vers fouisseurs. Sur la grève gisent les coquilles, celles des mollusques bivalves tels les ravissantes praires, les peignes et les couteaux.
La famille des annélides (dont le corps est segmenté en anneaux) est particulièrement nombreuse. Le corps des vers comporte une cavité, séparée de l’intestin, remplie d’une substance liquide. Cette caractéristique, associée à leur forme, permet des déplacements par péristaltisme : des ondes de contraction se propagent vers le haut ou vers le bas de leur corps pour le faire avancer, pour fouir le sol ou pour vivre dans un tube. Les vers annélides segmentés (lombrics, néréides et arénicoles) occupent une niche écologique importante dans les sols riches en terreau, en gravier ou en sable. Leur corps est segmenté en anneaux remplissant des fonctions identique chez certaines espèces et distinctes chez d’autres.
La traction qui permet à ces invertébrés de se déplacer est assurée par des soies rétractables. Les vers de terre (lombrics) appartiennent à la classe des oligochètes parce qu’ils ne possèdent qu’un petit nombre (oligo) de soies (khaitê en grec). Les arénicoles sont des polychètes parce qu’ils ont beaucoup de soies. Chez certains polychètes, tous les segments sont similaires mais le corps des arénicoles est divisé en zones dont chacune assume l’une des fonctions vitales : respiration, reproduction et sécrétion.
Vivre dans le sable
Tous les animaux sabulicoles doivent trouver un moyen d’obtenir de la nourriture et de l’oxygène dans l’eau. Ensuite, ils doivent pouvoir se débarrasser de leurs excrétions sans qu’elles bouchent leur abri. Enfin, ils doivent s’assurer que leur progéniture pourra se frayer un chemin jusqu’à la mer pour répandre l’espèce. C’est pourquoi ils entretiennent tous une communication avec la surface de l’eau, soit en permanence, soit de temps en temps. Cependant , certains de ces canaux de communication ne restent pas ouverts quand la marée est descendante et seuls les sommets affaissés des tubes ou des entonnoirs, comme les dépressions marquant l’emplacement d’un couteau nous apparaissent. Les déjections sableuses des arénicoles trahissent leur présence aux pêcheurs qui les utilisent comme appâts.
L’ophiure fouisseuse
En creusant le sol, l’ophiure protège son disque central, cependant que les extrémités de quatre de ses cinq bras sont exposés à la surface. Si l’un des bras est abîmé, il est abandonné et un nouveau bras se forme. Mais, le disque n’a pas cette capacité. De minuscules particules de nourriture apportées dans le trou par le courant généré par les bras sont ingérés par une ouverture à travers la face ventrale du disque. Les intestins sont un simple sac où c’est le même orifice qui sert de la bouche et d’anus – les matières indigestes sont repoussées vers l’extérieur de la même façon qu’elles y ont été attirées.
Creuser un tube
Pour commencer à creuser, l’arénicole utilise une espèce de trompe appelée proboscis (prolongement de leur appareil buccal) pour ramollir le sable sous sa tête ; le couteau se sert de l’extrémité de son pied protubérant tandis que le spatangue emploie des épines situées sur sa face inférieure. Pendant que le sable est saturé en eau, chaque animal s’enfonce juste assez dans le sol pour que le reste de son corps puisse continuer de creuser.
Grâce à leur corps lisse, les arénicoles sont des fouisseurs hors pair, car ils peuvent s’étendre et se contracter pour se propulser dans le sable. Ils se construisent un tube en forme de U, perpendiculaire à la surface, sur environ 30 cm de longueur, avant de faire demi-tour et de remonter la même façon, pour former une dépression à la surface, à 10 cm environ de leur point de départ. Ces deux marques sont visibles : les déjections signalent l’entrée du tube et la dépression signale l’autre extrémité. Là où ce ver marin aspirera le sable de la surface et les particules de nourriture. La vie quotidienne de l’arénicole est rythmée par des cycles minutés. Cet annélide se nourrit pendant à peu près sept minutes. Puis, toutes les quarante minutes, il fait, marche, arrière dans son tube pour évacuer le sable et les déchets. Avec la même fréquence, il alterne un cycle de pompage, aspirant de la nourriture et de l’oxygène et faisant le vide dans son trou. Les mollusques bivalves sont également des fouisseurs très experts. Les valves protègent leur corps à la fois de l’abrasion marine et des agressions, leur permettant de survivre à l’action de la mer chargée de débris et, à marée basse, aux jeux des estivants insouciants. Le couteau est un fouisseur spectaculaire. Il est muni d’un pied puissant grâce auquel il se déplace vers le haut ou vers le bas de son trou et se met dans une position telle qu’il peut garder ouvert près de la surface deux siphons verticaux : l’un par où transitent la nourriture et l’oxygène et l’autre par lequel sont évacuées ses déjections. Lorsque l’animal perçoit votre pas, il referme aussitôt sa coquille et se retire plus bas pour se mettre hors de danger, et ce mouvement est souvent accompagné d’un jet d’eau, parfois assez puissant pour vous mouiller le visage. De nombreuses autres variétés de polychètes ont élu domicile sur les plages de sable, creusant pour la plupart des trous temporaires. Mais, il en est un qui fait preuve d’une habileté étonnante à sécréter son tube : c’est le « maçon des sables ». Ce polychète sélectionne chaque grain de sable pour le placer dans la bonne position, d’abord pour construire le tube en tant que tel, ensuite pour coller les grains les uns à la suite des autres en plusieurs cordons afin de réaliser un faisceau de « soies » à l’extrémité supérieure du tube, comme un pinceau de peintre. Ces soies ont pour fonction de retenir prisonniers les micro-organismes constituant le plancton que le ver léchera ensuite avec ses tentacules buccaux. Les tubes sont solides et capables de résister à de nombreux mouvements du sable. Néanmoins, beaucoup de tubes défaits peuvent être observés sur la plage.
Les plages de sable bordant les côtes de l’Atlantique, de la Manche et de la mer du Nord abritent l’un des fouisseurs les plus accomplis, le spatangue, ou « châtaigne de mer ». De forme sphérique, cet échinide qui colonise les rochers n’est pas piquants au toucher, car ses piquants très courts sont le plus souvent aplatis. Organes principaux de fouissement, ces piquants transportent le sable de l’avant vers l’arrière. La liaison avec le sable de surface de même que le ravitaillement est assuré par un ensemble d’organes de locomotion supplémentaires dénommés « gouttières ambulacraires ». Les spatangues vivent à 10 ou 20 centimètres de profondeur et ils projettent leurs tubes ambulacraires très extensibles vers le haut pour creuser une étroite cavité en forme d’entonnoir qui leur permet de maintenir la liaison avec la surface. Au fur et à mesure que la gouttière ambulacraire se déplace vers le haut puis vers le bas, il enduit les parois de la cavité d’un mucus visqueux, qui empêche qu’elles ne s’effondrent. Une fois que l’entonnoir rejoint la surface, les cils recouvrant le corps du spatangue vibrent afin de produire un courant d’eau jusqu’à l’animal. Ce courant est continu, même quand la mer s’est retirée. En effet, de l’eau reste dans le trou, permettant aux gouttières ambulacraires et aux cils vibratiles de maintenir l’entonnoir et le courant descendant.